Au début du XVIIIe siècle, l’écrivain irlandais Jonathan Swift écrit une terrible satire contre la société anglaise et, par extension, contre le monde civilisé : Les Voyages de Gulliver.
Dans le chapitre le plus suggestif de sa chronique, Gulliver arrive au pays des Lilliputiens, une race humaine minuscule composée de petits hommes ne dépassant pas 15 centimètres. Six d’entre eux peuvent danser dans la paume de votre main.
Un piétinement de Gulliver aurait suffi à écraser une dizaine de Lilliputiens. Et, à leur tour, si les petits hommes avaient voulu le capturer dans son sommeil et le traîner à la prison, il aurait fallu que neuf cents d’entre eux viennent, tirant quatre-vingt-dix poulies.
La fable imaginative de Swift, écrivain hanté par le souvenir d’une enfance pauvre, n’a jamais perdu de sa pertinence. On pourrait même y voir une vision ironique du football d’aujourd’hui.
Au football, comme dans la vie, les petits dansent entre les mains des grands. Barcelone, par exemple, pourrait, avec un seul versement, acheter les pass des deux frères De Boer et exiger, dans le même forfait, deux ou trois nouveaux espoirs de l’usine de footballeurs de l’Ajax.
Au lieu de cela, les joueurs de Villarreal, une équipe qui vient de monter en première division espagnole, doivent faire la queue à la banque et espérer que le président se présentera et signera les chèques.
En Allemagne, alors que le Bayern se déplace partout avec une diététicienne et une coiffeuse, Saint Pauli, l’équipe du quartier tolérant de Hambourg, vit aux dépens de ce que contribuent les maisons de jeux et les prostituées qui traînent sur le port.
D’Alavés, l’autre équipe espagnole qui vient d’être promue, il n’y a pas un seul citoyen vivant à Vitoria qui se souvienne exactement de sa dernière étape dans la division d’honneur.
Les chroniqueurs doivent s’appuyer sur la mémoire fragile du doyen des lieux, un grand-père aux yeux humides qui assure d’une voix tremblante avoir vu Ciriaco et Quincoces, avant que la guerre n’éclate, jouer ensemble sur l’herbe de Mendizorrosa, la nom poétique de l’ancien stade municipal.
Le football lilliputien est partout, notamment au Brésil où, selon le dicton populaire, chaque ville, quelle que soit sa taille, possède au moins une église et un terrain de football.
C’est comme ça dans la dernière ville de la jungle et à Rio, où il y a douze équipes professionnelles. Les loyautés divisées dans une ville avec autant d’équipes sont difficiles, même pour les clubs puissants.
Les petits restent aussi purs et simples qu’une batucada, mais ils sont contraints de mener une existence marginale. En Amérique, comme en Europe, les différences entre les grands et les petits clubs sont si choquantes qu’elles pourraient pousser n’importe quel idéaliste à ramasser le sac à dos et le fusil.
Mais malgré toutes les différences, les Lilliputiens sont toujours là, affichant leur ancienne fierté. Les Rentistas d’Uruguay, les Uniao du Portugal, l’Envigado, versions modernes de ce qu’étaient les écoles morales que les Grecs ont érigées dans les Colisée.
Petites équipes, solennellement pauvres, refuges des souris d’église où elles jouent encore pour un hobby, synonyme de passion.
Des équipes qui ressemblent à ce pays inconnu où Gulliver est arrivé. Tellement loin du luxe et du cocooning des clubs super-millionnaires, où l’on a peu envie de se vautrer par amour pur et simple du football.
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